vendredi 11 mars 2016

La transition s’annonce difficile


Obama et l’angoisse de la classe moyenne

L’économie va mieux qu’ailleurs, le chômage est au plus bas depuis 2008, le déficit a été réduit des deux tiers… Pourquoi les Américains sont-ils aussi anxieux ? Dans son dernier discours sur l’Etat de l’Union, le 12 janvier, Barack Obama a donné un élément de réponse. Parmi les défis des prochaines années, il faudra compenser le coût humain des innovations technologiques, a-t-il souligné : « Comment faire en sorte que la technologie marche pour nous et non contre nous. »
C’était la première fois que M. Obama mettait en avant l’impact des nouvelles technologies dans un discours solennel. Il a employé le mot fétiche de la Silicon Valley, celui dont se parent comme d’un drapeau les patrons d’Uber ou Airbnb : « disruption. » Autrement dit, « perturbation ». Celle du modèle économique ancien, des entreprises établies et des marchés traditionnels. Mais il l’a fait, moins par enthousiasme révolutionnaire que pour souligner que ces « disruptions économiques » mettent désormais les Américains « à rude épreuve ».
A Davos, le 20 janvier, Joe Biden a repris la même idée, contrastant avec l’émerveillement qui continue, aux Etats-Unis, beaucoup plus qu’en Europe, à entourer ce que le World Economic Forum a qualifié de « quatrième révolution industrielle ». Les mutations technologiques, a dit le vice-président, « ont le potentiel de miner encore davantage la classe moyenne. Il est de notre responsabilité d’assurer que la révolution digitale crée plus de gagnants que de perdants ».
L’administration Obama n’est pas technophobe. Le président a été pionnier dans l’utilisation des réseaux sociaux dès sa campagne de 2008. Il accorde des interviews aux célébrités de YouTube. Il fait grand usage d’Instagram et vient de s’inscrire sur Snapchat. En quittant la Maison Blanche, nombre de ses proches collaborateurs se sont d’ailleurs reconvertis dans la Tech. David Plouffe, le stratège de la réélection de 2012, est vice-président d’Uber (où il a manifestement plus de mal à « vendre » l’image de la firme que celle de l’ancien candidat démocrate). Jay Carney, l’ancien porte-parole, est chargé des relations extérieures chez Amazon. Dan Pfeiffer, ancien responsable des communications stratégiques, occupe le même poste chez GoFundMe, une plate-forme de Crowdfunfing. Lisa Jackson, l’ex-directrice de l’agence pour l’environnement (EPA), est à la direction d’Apple. Caroline Atkinson, conseillère économique, une ancienne du FMI, vient d’être recrutée par Google qui espère profiter de ses contacts pour faire avancer son contentieux avec la Commission de Bruxelles.
100 millions de lignes de code
Mais le président « sent » bien ses compatriotes. Il ne lui a pas échappé, comme il l’a répété le 30 janvier, qu’ils sont déstabilisés par les « extraordinaires » mutations en cours et l’appétit avec lequel les nouvelles technologies « remplacent toutemploi où le travail peut être automatisé ». Sans parler de la complexification des tâches. Aujourd’hui, un mécanicien ne se contente plus de changer l’huile des moteurs, a-t-il souligné. Il travaille « sur des machines qui nécessitent jusqu’à 100 millions de lignes de code. C’est 100 fois plus que la navette spatiale ».

Quatre ans après être sortis de la récession, les Américains se sentent menacés par une nouvelle vulnérabilité. Selon une étude de 2013 des chercheurs d’Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, 47 % des emplois sont menacés aux Etats-Unis par l’automatisation dans les vingt prochaines années. Dans l’immédiat, l’ubérisation du travail démantèle les jobs en « micro-tâches » et en « micropaiements », selon Mary Gray, une chercheuse de Microsoft Research, qui parle de travail à la « chaîne digitale ». L’union des freelancers estime à quelque 53 millions le nombre d’Américains enrôlés à temps plein ou partiel dans cette « économie à la demande », soit un travailleur sur trois. Le 26 janvier, le département du travail a annoncé qu’un recensement serait entrepris pour mesurer l’essor réel de cette nouvelle économie.

4 milliards de dollars investis dans du code
« La destruction d’emplois par le software va être massive », prédisait en mai 2015 Sam Altman, l’un des jeunes visionnaires de la Silicon Valley, lors d’une conférence à Stanford. Président d’un fonds de capital-risque, un métier consistant à « aider les gens à détruire des emplois », il avouait avoir des états d’âme. Surtout, il regrettait l’absence de débat. « Personne n’est préparé » à la situation, disait-il, mais « on ne peut pas en parler ». Hillary Clinton en sait quelque chose. En juillet, la candidate a dû battre en retraite après avoir fait le simple constat que l’économie à la demande « pose de sérieuses questions sur la protection du travail et ce à quoi ressemblera un bon job à l’avenir ».
M. Obama aura eu le mérite d’aborder la question. Il l’a fait avec son habituel optimisme, rappelant que l’Amérique qui a « marché sur la Lune » n’a jamais eu peur des innovations. Dans le budget qu’il présente début février, il a consacré 4 milliards de dollars à une initiative d’« Informatique pour tous », qui entend faire entrer l’enseignement du code dès le cours préparatoire.

Mais la transition s’annonce difficile, et c’est cette angoisse-là qui est sous-jacente dans le paysage de 2016. L’angoisse de perdre pied au profit d’une « techno-élite » aux salaires mirobolants. En 2012, l’Amérique ne parlait que de « déclin ». La Chine faisait peur. Aujourd’hui, c’est la machine qui inquiète, dans une société qui ne trouve pas son compte dans l’accélération des innovations. Le chômage était le thème central des discours politiques. Aujourd’hui, c’est de la nature même du travail qu’il est question. L’angoisse de la classe moyenne américaine, c’est avant tout un sentiment d’impuissance face à une économie qu’elle ne comprend plus.

Corine Lesnes (San Francisco, correspondante)
Correspondante du Monde aux Etats-Unis basée à San Francisco
LE MONDE | 08.02.2016
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