Demain, une époque formidable
Vous trouvez l’époque mouvementée ? Vous n’avez encore rien vu. Quand l’un des meilleurs joueurs professionnels de go au monde se fait battre par une machine, le moment est venu de faire une pause, souffler un peu et prendre la mesure de ce qui nous attend.
Nous avions pourtant parfaitement intégré le fait que ce joueur, Fan Hui, champion d’Europe, fût d’origine chinoise. D’abord parce que le go a été inventé il y a trois mille ans en Chine, ensuite parce que, au XXIe siècle, l’ascension de la Chine fait partie de notre environnement économique et géopolitique. « L’Europe appartient au passé, l’Amérique au présent, l’Asie au futur », aime à déclamer le politologue singapourien Kishore Mahbubani. En réalité, tout ça est dépassé. Et face à ce qui se prépare, les Chinois ne sont pas beaucoup mieux outillés que nous.
SI UN ORDINATEUR PEUT BATTRE UN CHAMPION PROFESSIONNEL DE GO, IMAGINEZ COMMENT IL PEUT POURRIR LA VIE D’UN DRH
Ce qui se prépare, ce grand bouleversement qui est là, au coin de la décennie, prêt à déferler, c’est ce qu’un vieux professeur suisse, sorte de professeur Tournesol très fort en marketing, appelle la quatrième révolution industrielle. Avant d’inventer la quatrième révolution industrielle, cet homme, Klaus Schwab, a inventé le Forum économique mondial de Davos ; tout naturellement, il a donc demandé au Forum, pour son édition de 2016 qui vient de se terminer, de se pencher sur les défis et promesses de ladite révolution. Pour mémoire, les trois précédentes sont celles de la vapeur, qui a mécanisé la production, puis celle de l’électricité qui a créé la production de masse, et la révolution numérique, qui a vu les technologies de l’information automatiser la production. La quatrième n’est pas simplement le prolongement de la troisième : l’accélération et l’ampleur du progrès technologique sont telles qu’elles nous font basculer dans une nouvelle ère, l’ère de l’intelligence artificielle, des objets connectés, de la robotique et des big data. Une ère, dit M. Schwab, où « la fusion des technologies efface les frontières entre les sphères physique, biologique et numérique ».
Le Pr Schwab n’a pas fait découvrir l’eau chaude aux cerveaux invités à Davos. D’autres cénacles, comme les Rencontres économiques d’Aix-en-Provence en 2015, ont exploré les conséquences de ces ruptures technologiques, notamment pour le monde du travail ; bien des études savantes ont été menées. La recherche et les applications liées à l’intelligence artificielle ont donné une nouvelle jeunesse à la Silicon Valley. Cette révolution, pourtant, reste le secret le mieux gardé des élites économiques mondiales. Pourquoi ? Parce que, précisément, si son potentiel les fait rêver, son impact social les stresse terriblement. Ils savent tous que cela va être énorme. Mais quant à en définir les contours, c’est le saut dans l’inconnu. Si un ordinateur peut battre un champion professionnel de go, imaginez comment il peut pourrir la vie d’un DRH.
EN CINQ ANS, 7 MILLIONS D’EMPLOIS POURRAIENT ÊTRE DÉTRUITS ET 2 MILLIONS CRÉÉS. RÉSULTAT : 5 MILLIONS D’EMPLOIS EN MOINS
Une étude du Forum économique, par exemple, avance le chiffre de sept millions d’emplois qui seront détruits en cinq ans dans quinze secteurs économiques. Heureusement, deux millions d’autres emplois seront créés – en comptant bien, cela fait quand même un résultat net de cinq millions d’emplois en moins. Rassurez-vous, le pire n’est pas sûr. Des métiers disparaîtront ; d’autres, évidemment, apparaîtront. Lesquels ? Combien ? Nul ne le sait encore.
Les progrès que permet cette nouvelle révolution dans la recherche sont époustouflants. « Mind-blowing », répète avec passion Bill Gates, l’homme le plus riche du monde qui, lui, a compris que le meilleur moyen d’en orienter l’impact social était d’investir sa fortune dans la philanthropie, tout en faisant progresser la science. L’être humain maîtrise aujourd’hui les moyens de rendre la machine plus intelligente que lui : c’est « mind-blowing », parce que l’humanité peut en tirer un profit fabuleux. La machine, on le sait, peut faire beaucoup de choses à notre place : la robotisation est déjà bien avancée dans les processus industriels. Mais elle sait aussi penser à notre place, et souvent plus loin que nous. Et là, beaucoup des implications de ces possibilités restent à découvrir.
Ces implications nous concernent tous, travailleurs, entreprises, administrations, Etats, communauté internationale. Pour l’instant, les interrogations se concentrent sur les transformations qu’elles feront subir au travail, au nombre et à la nature des emplois, et sur les moyens d’éviter qu’elles aggravent les inégalités, tendance lourde du monde actuel. Vont-elles achever de laminer les classes moyennes ? « L’accent doit être mis sur les compétences, pas sur les emplois », répond Satya Nadella, PDG de Microsoft. Alors, comment former les travailleurs de demain ?
C’est la partie visible de l’Iceberg. Les défis, en réalité, vont bien au-delà. Ils portent sur la protection des données privées, le niveau de contrôle des Etats, l’éthique, la sécurité… José-Maria Alvarez-Palette, DG de Telefonica, estime qu’il faut rendre aux individus la propriété de leurs données personnelles qui seront amassées lorsque tous les objets qui nous entourent seront connectés. Chuck Robbins, nouveau PDG de Cisco, note qu’un « nouveau degré de confiance est requis, au-delà de tout ce que nous avons connu dans l’histoire : confiance dans les systèmes qui gèrent les données, dans les gens qui ont accès aux données, dans les technologies qui protègent les données ». Lui s’attend à voir émerger un million d’emplois dans la cybersécurité, « sans que nous ayons pour l’instant les qualifications correspondantes ».
Dans sa sagesse toute asiatique, Fan Hui, le champion de go, a confié au Monde après sa défaite : « Je pense que les ordinateurs vont changer le go. » Chacun voit midi à sa fenêtre. Mais il n’y a pas que la vie des joueurs de go qui va changer. Et nous ferions bien, tous, de nous y préparer.
LE MONDE | 30.01.2016 à 10h27 • | Par Sylvie Kauffmann
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