À 15 ans, elle tente de contenir ses émotions et de « faire avancer le monde ». Malgré la déchirure de l’exil et de la guerre. En 3e au Gymnase Sturm à Strasbourg, elle se raconte, avec ses mots d’ado.
Derrière ses lunettes,
ses grands yeux noirs vous harponnent, avec tellement de choses à dire. « Dès
que je pense à la Syrie, je sens l’horreur se déchaîner dans mon cœur. Je sens
la douleur des gens. » Le rose lui monte aux joues, les larmes lui montent aux
yeux, mais elle veut parler. Line Chehadeh se souvient précisément du 30 juin
2012 à 18 h 46. « Parce que j’étais vraiment triste. » À cet instant, elle
quitte son pays pour débarquer avec son père à Strasbourg.
« La guerre, elle m’a fait perdre mon innocence »
« J’ai dû faire ma
valise en un soir. On m’a obligée à me détacher de tout. » Elle laisse derrière
elle Alep, ses racines familiales ancestrales, trois grands frères et sœurs
restés au pays, et une vie aisée.
C’est au mois de mars
précédant l’exil que la fillette d’alors (11 ans) a rencontré la guerre. « On
traversait la route [en bus] et je vois des sortes de barrages avec des hommes
armés », raconte Line en triturant le trou de son jean noir. « On nous a dit de
fermer les rideaux. J’ai compris qu’il y avait quelque chose qui ne tournait
pas rond. »
Les deux ou trois
semaines suivantes sont bizarrement calmes, se souvient-elle, « mais on sentait
déjà la haine ». Et puis « il y a eu la guerre partout. Alep, c’est plus une
ville. Il y a des morts partout. L’odeur est affreuse. »
La mère de Line, qui
lui manque, se partage entre ses enfants, entre la France et la Syrie, où elle
apporte aussi son aide. « Il n’y a pas de nourriture. Il n’y a vraiment plus
rien », lâche Line en hochant la tête.
« La guerre en Syrie,
elle m’a fait perdre mon innocence. Je me fais trop de soucis, parfois je
deviens paranoïaque. » Le feu d’artifice du 14-Juillet lui évoque le terrible
bruit des bombardements.
« Un mental de bouledogue »
« Il faut vraiment
avoir un mental de bouledogue pour tenir ! », assure Line en riant. Un mental
comme celui de son père, par exemple, qui a vu détruire son entreprise de savon
et l’a reconstruite à Strasbourg.
« On est arrivé ici
sans logement, poursuit-elle. On a dormi deux mois à l’hôtel. J’ai pris 10 kg.
Je ne connaissais personne. » Tout au moins avait-elle déjà commencé à
apprendre le français en Syrie.
« Aucun établissement
ne m’avait acceptée. On ne savait pas vraiment mon niveau. » Quand elle entre
au Gymnase, elle a 8,8 de moyenne. « Sturm m’a toujours appris à me relever,
même quand j’étais au bord de l’échec. »
« Au début, j’avais
beaucoup de mal à m’adapter. Tout ce qui venait de se passer ne me quittait
pas. Je n’arrivais plus à avancer dans la vie. Je me disais : des gens de mon
peuple se font exterminer. Où est l’avenir dans tout ça ? »
Aujourd’hui en 3e , ses camarades la questionnent sur la Syrie. « Dans
la guerre, personne n’est bon, prévient-elle d’un ton catégorique. Tant qu’on
tue des gens et qu’on n’essaye pas de parler, on est des sauvages. Les seuls
êtres humains qu’il reste aujourd’hui en Syrie, c’est les civils »,
accuse-t-elle.
Sentiments ligotés
Pour supporter le
conflit qu’elle a emporté dans son cœur, elle a sa technique : « J’ai bloqué
mes sentiments et mes souvenirs. Si je me replonge dans tout ça, c’est pire que
de l’alcool. Limite, je me fais un alzheimer toute seule », image-t-elle avec
son langage d’ado. « J’essaye de dominer mes émotions. »
Elle qui sourit tout
le temps ne s’apitoie pas non plus sur son sort. « Il y a pire. J’ai des amis,
leurs parents sont morts. Même si dans ma famille aussi il y a eu des morts.
Moi j’ai vraiment de la chance d’être en France. Maintenant je me sens mieux,
je me sens accueillie. »
Un jour, un prof lui
demande ce qu’elle compte faire plus tard. « Là, j’ai réalisé que je suis une
adolescente, mais je suis l’homme de demain. Je n’accepte pas que les choses se
passent comme ça. J’aime la justice. J’aime défendre. Moi, franchement, je veux
vraiment faire avancer le monde. »
DNA
11/11/15
http://www.dna.fr/edition-de-strasbourg/2015/11/11/syrienne-et-si-forte