Professeur de botanique,
naturaliste et amoureux du Rhin, Roland Carbiener a contribué à l’émergence du
mouvement écologiste en Alsace, il y a un demi-siècle. Personnalité sensible,
nostalgique des paradis perdus de son enfance, il a porté ses combats entre
rigueur scientifique et militantisme.
Roland Carbiener est venu à la
nature par l’eau. Précisément par les méandres et les
épis du Rhin où son papa l’emmenait pêcher à l’aube, à
l’heure où le fleuve se pare parfois de « rouge comme de l’acier en fusion ».
Le gamin est « émerveillé » par les ablettes et « les perchettes à la nageoire
carminée ». Le soir, c’est « le drame » quand il faut tuer la pêche pour « la
délicieuse friture » de sa maman. Debout dans la barque paternelle de sept
mètres, il ne peut que se prendre pour « un Indien ».
Le naturaliste de 92 ans, corps
fatigué esprit inépuisable, tire de ces paradis perdus une grande sensibilité
et une nostalgie assumée qui ont sous-tendu tout son engagement écologiste pour
l’Alsace. « Il a conservé la candeur d’un enfant devant la
beauté de la nature tout en gardant sa rigueur scientifique », remarque Hubert
Ott, député MoDem du Haut-Rhin et professeur de SVT, qui le considère comme
« une énorme bibliothèque de savoirs qui donne accès à la compréhension
sensible de la nature et de ce que nous sommes nous-mêmes ».
« Souvent en
surmenage, proche du burn-out »
À plusieurs reprises, l’entretien restera suspendu à
des larmes et à des silences. L’homme, calé dans son fauteuil face à un bureau
encombré de papiers et d’un bouquet de monnaie-du-pape séchée, n’est pas du
genre à cacher ses émotions. Il ne le peut pas. Il est un hypersensible, une
force comme une faiblesse qui peut conduire à « des tensions émotionnelles
explosives », selon un naturaliste qui a bien connu la famille.
« Souvent en surmenage, proche du burn-out », Roland
Carbiener confesse avoir été sauvé par « la pêche » et par sa « merveilleuse
épouse », Sylvie, disparue en 2020, avec laquelle il a partagé la vie pendant
65 ans et a eu trois enfants. La cadette Carine est devenue podologue.
Géographe et militant chez les Verts, l’aîné Philippe a été conseiller régional
et adjoint au maire d’Illkirch-Graffenstaden jusqu’à son décès en 2009. Didier,
ingénieur agronome, a publié en 1995 Les arbres qui cachent la forêt : La
gestion forestière à l‘épreuve de l’écologie.
La défense de milieux, dont la destruction est perçue
comme une blessure, est humainement respectable. - Roland Carbiener
« Révolté »
par ce que les Trente Glorieuses font subir à la biodiversité
« Mes deux garçons ont été des combattants très
déterminés. Ils ont vécu la même chose que moi », soupire le père qui se
dépeint comme la « bête noire de l’ONF et de l’industrie chimique ». Un
différend entre Philippe Carbiener et Alsace Nature, dont il était salarié
pendant que son père en était président, marquera durablement les esprits.
L’épisode poussera l’association à « dépersonnaliser les choses » et à procéder
à des présidences tournantes.
Né le 4 août 1930 à Strasbourg, Roland Carbiener a lui
aussi suivi les pas de son père, pharmacien à Fegersheim et fin botaniste, et
de sa mère, professeure à l’école des arts ménagers qui aurait préféré faire
les Beaux-Arts si son propre père ne l’en avait pas empêché. « Elle faisait des
aquarelles magnifiques », raconte le fils qui a hérité de ses parents l’art de
la contemplation, le goût pour le beau et l’esprit cartésien.

Élève brillant, il passe son bac au gymnase protestant
Jean Sturm puis entre à la faculté de pharmacie de Strasbourg où il peut
assouvir sa passion pour la chimie minérale et organique. Il excelle en
physique et en botanique. Lors des excursions sur le terrain, il est toujours
aux avant-postes, en train de tout noter. « Gros bosseur et « meilleur du
classement », il est repéré par son professeur de botanique Paul Jaeger, « un
Alsacien pur jus devenu africaniste » qui lui propose de devenir son assistant.
Pour gravir les échelons au sein de l’Université,
Roland Carbiener va cumuler les disciplines et les diplômes jusqu’à obtenir son
doctorat à Paris Orsay, en 1966, sous la double direction des professeurs Paul
Jaeger et Georges Lemée. Consacrée à « la végétation des Hautes Vosges dans ses
rapports avec les climats locaux, les sols et la géomorphologie », sa thèse
fait référence. « Pour comprendre la vie des plantes, il faut connaître le sol
et l’environnement », remarque l’intéressé dont « les digressions » sont
appréciées par ses élèves.
D’assistant à chef de travaux, de maître de
conférences à professeur, l’enseignant en botanique va s’ouvrir à l’écologie
végétale et à l’écologie des pollutions. Il crée un cours novateur
d’écotoxicologie qui lui permet de faire le lien avec son militantisme,
d’asseoir sa réputation et d’être recruté comme expert auprès du gouvernement
pour les grandes pollutions.
« Il a beaucoup apporté à la protection de la nature à
travers une démarche scientifique rigoureuse mais aussi engagée », relève
Maurice Wintz, président d’Alsace Nature de 2009 à 2015. Hubert Ott voit Roland
Carbiener comme « un pionnier de la défense de l’environnement qui ne peut
s’ancrer que si elle est portée et reprise par des personnes qui savent de quoi
elles parlent ». Pour le député de Rouffach, il est « la synthèse même de
l’écologie » qu’il définit comme « le rapport du vivant à son environnement ».
Le professeur Carbiener est « révolté » par ce que les
Trente Glorieuses font subir à la biodiversité. « Les milieux que j’ai appris à
aimer étaient détruits les uns après les autres. Il fallait faire quelque
chose. » En 1956, un « Comité de protection de la nature » voit le jour au sein
de l’association philomathique d’Alsace et de Lorraine autour du Dr Henri Ulrich,
des professeurs Paul Jaeger et Henri Jean Maresquelle, et du pasteur Gonthier
Ochsenbein.
« Les rives étaient
jonchées de cadavres de brochets »
À l’époque, Roland Carbiener est « un scientifique en
rupture avec le modèle social dominant », observe Maurice Wintz. Il est un peu
plus contestataire qu’un certain nombre de ses collègues universitaires. Face
aux « problèmes croissants », le comité se transforme en 1965 en Association
fédérative régionale pour la protection de la nature (AFRPN) qui deviendra
Alsace Nature en 1991. Le botaniste assurera la présidence de l’AFRPN puis
d’Alsace Nature de 1976 à 1996. « C’est un grand bonhomme de l’histoire de la
structuration de l’écologie politique associative en Alsace », note le sénateur
Jacques Fernique (EELV).
Ses fonctions l’amènent à mener de « très rudes
batailles » au cours desquelles il dit s’être « fait craindre et apprécié ». Il
cite trois victoires : l’abandon des projets d’extension du port autonome de
Strasbourg dans la forêt d’Offendorf (1976), d’implantation d’une usine de
stéarate de plomb à Marckolsheim (1975) et de canalisation de l’Ill. L’Alsace
découvre les manifestations écologistes. Le 9 octobre 1976, 2 000 personnes
défilent à Strasbourg pour la protection des forêts rhénanes. Rue de la
Mésange, un slogan jaillit : « La tronçonneuse ne passera pas ».
L’écologie doit aussi être au service des humbles,
avec un fonds social. - Roland Carbiener
« La forêt du
Rhin est une cathédrale à ménager »
Les années 1970 seront marquées par la contestation.
Au micro, devant des milliers de personnes, Roland Carbiener développe des
arguments scientifiques et prêche pour élever la bande rhénane, « un milieu à haute
valeur végétale et florale », au rang de patrimoine. « La forêt du Rhin est une
cathédrale qu’il faut ménager », dit-il toujours. À côté de la préservation de
l’existant émerge la question de la contamination des milieux et de l’eau qui
devient un problème de santé publique.
Le naturaliste évoque spontanément la contamination du
Rhin au mercure du début des années 1970 qui s’est traduite par une
surmortalité des brochets au printemps, entre Marckolsheim et Plobsheim. « Les
rives étaient jonchées de cadavres et les œufs des oiseaux piscicoles
mouraient », se souvient le scientifique. « Une première expertise a attribué
la mortalité des brochets au méthylmercure. Si les Alsaciens avaient mangé
autant de poisson qu’au Japon, nous aurions eu la maladie de Minamata »,
estime-t-il.
Dans ces années de lutte, l’AFRPN
est traversée par deux courants. Roland Carbiener partage avec Antoine Waechter et
Michel Fernex une ligne intransigeante et déterminée face à une tendance plus
modérée représentée par Ernest Heil et Henri Ulrich. L’assemblée générale extraordinaire de l’AFRPN du
1972 voit ses deux méthodes s’affronter, ce qui donnera lieu à une rénovation
de l’association.
Le naturaliste en convient : si les « arguments
techniques sont importants, il faut aussi tenir compte de la sensibilité du
public ». « La défense de milieux considérés pour leur beauté, et dont la
destruction est perçue comme une blessure, est humainement respectable. On n’a
pas le droit de mépriser la préservation », argumente le vieil homme, qui ne
compte pas « les bouleversements » qu’il a vécus depuis qu’il est « sur
terre ».
« Protestant pratiquant », qui a un jour rendu hommage
à Spinoza au cours d’une de ses innombrables conférences, Roland Carbiener n’en
reste pas moins « un biologiste très influencé par le darwinisme ». Ses
recherches scientifiques sur l’évolution du vivant lui ont confirmé que « les
systèmes naturels fonctionnent sur la base de la coopération et d’interactions
positives, et sur le principe de l’harmonie ».
Fort de constat, rien ne l’agace plus que de voir « le
darwinisme caricaturé ». Quand il entend le mot compétitivité, il « voit
rouge ». « La thèse du’ ’Struggle for life’’ ou du darwinisme social est
utilisée à des fins économiques », dénonce l’ancien professeur pour qui
« l’écologie doit aussi être au service des humbles, avec un fonds social ».
« Il faut vivre une vie humaine et digne », reprend-il en pointant « le grave
problème de la surpopulation mondiale ».
Quand Roland Carbiener pense à l’avenir, il aime se
replonger dans la vie de « paysan » du Kochersberg qu’il a menée à 14 ans, dans
une ferme de Reitwiller où la famille a passé l’année 1944 après avoir perdu
son appartement dans un bombardement. Il y découvre un modèle autosuffisant
centré sur la polyculture, qu’il juge idéal et durable, et dont il s’inspirera
pour « un de ses premiers cours »
« On a sélectionné un type de paysannat non tenable à terme.
Il faudrait revenir à un système fermé ; on y arrivera une fois qu’on aura trop
faim », avance-t-il, heureux que « la prise de conscience avance grâce une
minorité active ».
Roland Carbiener s’évade peu de sa maison alsacienne
de Daubensand dont il essaie de « soigner les abords » faits d’arbustes et de
parterres de fleurs. À quelques centaines de mètres de là s’écoule le grand
fleuve de sa vie qui charrie des alluvions de souvenirs. « Nager dans le Rhin
était d’une magnifique sensualité ; son état gazeux produit par les vortex en
faisait un jacuzzi naturel. » Il a arrêté de s’y baigner en 1960, à son retour
de service militaire. La fin des illusions.
Article de Franck Buchy paru dans les DNA du 10 avril 2023
A
lire : Rhin vivant (La Nuée Bleue), par Roland Carbiener et Laurent Schmitt.